Que répondre à cela, que mes sculptures m’appellent « maniériste troyen » ?

 

Qui parle à qui ? Maniériste… mais troyen, qui s’en souvient ? Ici, dans l’Aube, est arrivé quelque chose à la sculpture, le Maître de Chaource, le Florentin, Gentil, cent sculpteurs sans nom, qui ouvrent une habitation où la mort du dieu saisit l’espace, restituant un Ouvert.


Rien, il ne reste rien, sauf les sculptures, sauf  ! que peu regardent, et moi qui leur ai parlé. De ces sculptures j’ai été durant mon enfance, en grande proximité. Elles furent, dans la désorientation radicale d’une enfant qui avait perdu le pays natal, quelque chose comme un signe salutaire, ces sculptures me saluaient, un espace étranger, l’espace de l’étranger me donnait hospitalité. Je leur ai parlé, et oublié absolument… Jusqu’à ce que très tard, la sculpture m’arrivât. Sculpter fut donc habiter le rien qui reste.

 

A l’art de la Renaissance revient « cette connaissance par métamorphose qui se concentrait en un lieu, celui-ci était en même temps une source, un serpent et une Nymphe ».  A la nymphe italienne, la grâce céleste d’un vent venant dont on ne sait d’où,  aux Maniéristes Troyens la part sombre, les poussées de l’intérieur des forces chtoniennes, sculptures serpentines, blocs de tissus de pierre soulevés par le séisme. Après guerres et peste, sur la terre vaine de ce temps, mille sculptures. Est-ce la promesse de la sculpture de refleurir le monde ? Le serpent, ce symbole sert « à circonscrire une terreur informe » écrit Robert Calasso, parlant de Aby Warburg dans « La folie qui vient des nymphes ».

 

Le maniérisme est une position de sculpteur, elle n’est pas de forme, ni de sens. Elle renoue avec le geste qui, sur la Terre Vaine, appelle dans l’œuvre, les vivants et des morts, les mortels et le divin. Je tente là non une forme dans l’espace, mais de vivifier l’espace arraché à l’oubli de mes mains. A l’oubli de quoi ? Personne ne s’en souvient. Il faut sculpter, c’est à dire ne pas oublier, « les fleurs ne rencontrent pas la mort, et ce qui sera simple promesse » Mandelstam.

 

Le maniérisme troyen habite mon travail comme espace propre et orientation radicale. Anachronique est le contemporain ! La tension de cette blessure vitale, n’a certes rien de passéiste ni de moderne. Sculptant, orientent le geste de mes mains les œuvres de plus d’un, inactuellement restées contemporaines d’un faillir qui aujourd’hui encore nous concerne : Chalamov ressuscitant la mort du poète Mandelstam, Dionysos et son cortège de Mondine dans les rizières, Ezra Pound un homme sur qui le soleil est descendu, la pensée de l’anthropologue et helléniste Jean Louis Durand, qui donne lieu à un autre mode de constitution du savoir, dont un des noms serait « possessionnel ». Et quelques autres… Ils leur a fallu défaire, ils défont, détruisent la construction totalisante qui enserre la nudité de l’homme hors d’une habitation du monde. « Ils sont contemporains, ils ont reçu en plein visage le faisceau des ténèbres de leur temps », et du notre.

 

Il s’agit pour chacun, là où l’abandon est radical, de trouver une forme, une métamorphose peut être, qui dans la désolation permettre une restitution du lieu, une habitation possible du monde. L’existence des vaincus, par la sculpture, l’écriture, la pensée, peut persister vivante, je tente d’inscrire mon travail dans cette tradition.

 

« Tel le vide à nouveau déjà à l’entame du futur, mémoire des vaincus — les échoués, les naufragés, en aucun cas les « victimes ». In mémoriam soient-ils ! Dépôt sans lieu d’un ressac vacant, ils sont la laisse du Rien, la défaite fait d’eux les témoins, les passeurs des harmoniques du temps » dit l‘écrire-chanter de Jean-Pierre Loeb.

 

 

Nikè pour les vaincus, est le nom d’une sculpture ici exposée.

                                                                                                                              

Nicole Albertini, Octobre 2019 La Chapelle saint Luc

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