Sculptures, chemin de travail


Il me revint que durant mon enfance je passais et repassais mon temps à regarder, non des oeuvres, mais à éprouver, à m’émouvoir devant ces sculptures des églises troyennes. En telle émotion, en ce séisme de l’enfant immobile, un très profond silence ouvrait, en moi hors de moi,  des failles au vent… « le vent se lève, il faut tenter de vivre »1. Pas seulement céleste, pas seulement terrestre. Pas seulement de ce monde. Et moi, submergée, bouleversée, emportée dehors. Ravie à la fusion. 

Dès lors, bien sûr, puis-je dire maintenant, seule infiniment : séparée infiniment de tout sans être isolée de rien, tournée, re-tournée, chavirée, étrangement habitée dans l’appel d’un site sans lieu localisable — pas seulement de ce monde, et « d’où », de proche en proche, de loin en loin, rien, désormais, jamais plus n’aura été qui ne fut mise en mouvement de tout. Ebranlement infiniment habité, radicale dé-saisie de l’immobile : dans l’harmonique de la pierre, une aire de re-liaison, un espace de toujours à nouveau ouvert dans la venue de ce qui vient. Méridien de l’intime sourire. 

C’est la matérialité de cet écart, ce proche-lointain, ce deuil, qui m’entama à la question de la forme ? Je ne sais pas. Suis-je venue à la sculpture grâce à cette fréquentation troyenne ? Peut-être, en tous cas, à partir de cette rencontre l’ouvert d’une poétique, avant même de savoir lire, avait surgi en son énigme, me donnant accueil aux instances de chemins non tracés déjà. 

Il me fut donné enfant de re-trouver cette expérience, cette puissance… dans le pur contour des montagnes corses du village de mon père, des montagnes qui, ici, ont le nom des légendes de pétrification… ou bien en suivant le fil d’or avec lequel ma grand mère brodait les lettres hébraïques de la Thora — pour le rabbin Samoun — « je ne connais pas cette langue, mais c’est comme si je l’avais toujours sue», disait-elle… et pour moi, ainsi, inscrivant là, à même la langue, un lointain qui ne m’appartenait pas en propre, et dont mon chemin prit le rythme en tremblant. 

Laquelle de ces émotions est première, peu importe, il ne s’agit pas ici de souvenir, mais d’une mémoire qui toujours ne cesse de se recouvrir et dont il faut sans cesse lancer le voile comme le jeté d’une cloche fêlée, malgré la fêlure et grâce à l’insistance douloureuse de l’appel de cette fêlure.

Parlant de la rencontre avec le Mont Cervin, Henri Maldiney écrivait « seul l’absolu lointain, sans éloignement parce que sans perspective, réalise le proche absolu, dans lequel il n’y a ni tension ni distinction entre notre ici et notre là. »2 N’est ce pas à cette dimension que me donnait accès ces trois rencontres ? Et quelque fut ma pratique artistique depuis ces heures, ce n’est pas tant le support de la pratique qui m’intéresse, mais ce destin particulier que me donnèrent ces rencontres et qui me permit quelque soit la «technique » d’aujourd’hui, par exemple, de sculpter-penser.

Henri Maldiney continuait par ceci… « Ainsi se présente libre de souci, l’oeuvre d’art »3.

Nicole Albertini

1 Paul Valéry, Cimetière marin
2-3 Henri Maldiney, Regard Parole Espace p.179 - Editions L’Age d’Homme (1973)

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